jeudi 27 février 2020

samedi,7h28

"Attention à la fermeture des portes. Éloignez-vous des quais". Les quais, il les voyait prendre le large avec un certain soulagement. Il aimerait aussi que ses pensées s'éloignent de ces quais. Son dernier regard en oblique plongea de nouveau vers son voisin. Après un examen discret, il s'aperçut que sous les boursouflures du visage, il avait des faux airs d'un ami de son père, André Salaün.
André était déjà à la retraite quand il le croisa la première fois. Infirmier dans la Marine nationale, André avait à son actif au service pour la patrie, d'avoir participé à un conflit colonial que l'on nommait la "guerre d'Indochine". Sa carrière terminée, il ne se retrouva pas de nouvelle activité, vivotant modestement de sa pension militaire. 
Sûrement qu'avec son père, se sont-ils rencontrés dans un bar, étant aussi alcoolique et fumeur que le paternel. Devenus amis, ils aimaient se retrouver pour jouer aux dominos et s'apprécier pour leur différence. André était quelqu'un de très discret à l'image de son physique, très peu de mots sortaient de sa bouche, remplacée par un éternel sourire que les simples blagues de son comparse le faisait transformer en un large rire, étonnamment sans éclats. Seules les épaules s'agitaient. Ils s'éternisaient ensuite au comptoir et prolongeaient leurs complicités dans des tournées remplies de boissons alcoolisées qu'ils échangeaient davantage que leurs conversations avares de mots, des mots qu'ils écrasaient dans leur consommation désabusée de cigarettes, et qui s'évaporaient dans des volutes de fumées nocives. Ces cigarettes qu'André avait mis sur ses lèvres en lieu et place de mots oubliés, de mots éteints.
C'était justement ce qui le frappa le plus chez lui, ce sourire affiché jusqu'au dernier moment de sa vie. André est mort d'un cancer des poumons dans la tranche d'âge des 55-60 ans. La dernière fois qu'il le vit, c'était lors d'une visite à la clinique. André semblait soulagé d'en finir et attendait la mort avec un certain flegme, ou alors était-ce cette désinvolture qui  habillait  sa vie qu'il voulait afficher afin de rassurer ses proches.  
Il ferma la porte sur André et sur son sourire. Il ne sait plus, il devait avoir 15 ans. Son sourire était un signe de tranquillité pour un adolescent, une fatalité qu'il avait portée sur lui toute sa vie. C'est étrange d'ailleurs, car il pensait très souvent à André, bien plus souvent qu'à ses deux amis décédés très jeunes, qu'il inhumait plus difficilement de sa mémoire, peut-être à cause du choc de ces vies achevées dans d'atroces souffrances. André jalonnait plus régulièrement ses souvenirs, peut-être aussi parce que la mort avait été plus admise. Un peu comme celle de son père, à force de vivre dans la faiblesse des excès.
André décéda quelques jours après sa visite. L'enterrement fut tout aussi discret que la vie d'André, ou d'André à lui-même. Qu'elle différence cela fait-il d'ailleurs ? Même pendant cette cérémonie ultime, il se souvenait de ce sourire et quand il revoyait encore le visage d'André, c'est à lui et à son sourire qu'il pensera quand la mort viendra, dans ses ultimes soupirs. C'est une gloire que de le savoir et non pas une fantaisie comme voudraient le croire certains esprits tourmentés car la mort viendra se draper dans un corps déjà désenchanté. A coup sur, cette fatalité avait comme unique et merveilleuse sœur la mélancolie. Il est vrai que l'on n'échappait pas à son destin, on le subissait.
Tout comme il devait subir cette proximité avec un passager encombrant qu'il espérait la plus courte possible. "Excusez-moi, vous descendez à quelle gare ?".

mardi 28 janvier 2020

samedi, 7h22

"Le TER n"15468 à destination de Nantes, est arrivé en gare, quai n°8. Oblitérez votre titre de transport avant de monter, sous peine de sanctions. Le TER n°15486 partira dans 5 minutes. La Compagnie ferroviaire bretonne vous souhaite un agréable voyage." Il ne sut pas si c'est tant l'annonce du départ ou le fait de s’introduire dans le train qui le soulagea mais le calme du couloir du wagon atténuait la pression ressentie à l'extérieur. Il respirait à fond, fermant les yeux de temps en temps, attendant que les premiers passagers entreposent leurs valises dans les compartiments prévus à cet effet. "Punaise, ça craint dehors ! Tu crois qu'il y a des victimes ?
- Surement ! T'as entendu comment ça tirait ? J’ai cru qu'on y arriverait jamais ! J'ai trop peur là !
- Et moi alors ? On m'avait dit qu'à Brest ça craignait de plus en plus. Je ne suis pas prête de revenir, c'est mort !
- Moi pareil. Je n'en peux plus. Tant pis. Je dirai à mes parents que c'est trop dangereux pour revenir les voir. Vous avez entendu vous les coups de feu, Monsieur ? Monsieur ?" L'une des jeunes filles s'adressaient soudainement à lui,
- Euh... oui, oui, baissant le regard afin d'éviter d'éterniser les échanges,
- Non mais ça craint ! C'est de plus en plus souvent ou quoi ? Vous habitez Brest ? L'interrogea inquiète l'une d'entre elles,
- Plus régulièrement, oui...", pas la peine qu'elles sachent d'où il venait. L'adolescente n'insista pas devant le peu d'amabilité du quinquagénaire. Elles finirent par s'éloigner dans le wagon de droite. "T'as vu ? J'ai filmé la bousculade ! Là ! Regarde !! Un drone qui utilise son laser. Heureusement, qu'ils sont là, ceux-là". La porte se referma. A son tour, peu ému par les derniers échos des jeunes, il s'avança dans la voiture située sur la gauche. A travers les fenêtres, on pouvait deviner qu'un certain chaos régnait sur le quai. Un attroupement d'ombres s'agitait dans la semi-obscurité. Des cris se mêlaient aux pas de charge des miliciens et aux aboiements des chiens. Un suspect repéré ? Besoin de renforcer une position ? Peu importe, ça ne le concernait plus. Il avait juste hâte de ranger son sac et d'aller se soulager. Il repéra sa place, puis de nouveau revint vers le couloir pour aller aux toilettes. La porte du sas s'ouvrit " Mais merde !!  Dépêchez-vous devant, là ! Ca tire dans tous les sens !", éructa un homme à priori, coincé à l'entrée du wagon, mais c'est pas possible ! Ils font quoi devant, là ?". Vite, s'enfermer dans les toilettes, s'isoler un instant. "Oh hé ! Ca va !! Vous voyez bien que je ne peux pas avancer ? Les voix étaient maintenant étouffées, 
- On voit bien que c'est pas vous qui avez failli vous retrouver sur les rails bordel !". Fermer les yeux et se concentrer, ignorer l'étroitesse de la cabine. 
- C'est pas pour autant que vous devez m'agresser ! J'y suis pour rien moi !" S'indigna une vieille femme. Respirer à fond, plusieurs fois. Oublier son éternel visage. Une autre voix s'imposa. "Bonjour. Que se passe t-il ici ? Pardon Monsieur ? Non, non, calmez-vous avant tout !  J'entends bien, mais vous êtes maintenant en sécurité. Le train part dans quelques minutes, je vous suggère de regagner votre place au plus vite. Ok ? Merci", l'agent de la CFB qu'il croisa en sortant des toilettes s'était interposé énergiquement ce qui avait eu pour effet de canaliser l'hostilité de l'homme qui continuait pourtant à bougonner tout en avançant dans le compartiment de gauche. De retour dans la voiture, les derniers passagers s'affairaient, jetant un œil inquisiteur et apeuré au dehors, histoire de se rassurer surement d'avoir échappé au pire. La voiture s'était remplie le temps de sa pause mais pas au point d'être complet. Les quelques personnes encore debout l'obligeaient à se faufiler dans les intervalles disponibles ou bien à patienter le temps des derniers préparatifs pour le trajet. Arrivé à son fauteuil, il reconnu l'homme, installé côté « fenêtre », qui s'en était pris violemment à la vieille dame. Ce voisinage n'était pas pour lui plaire, l'incommodé même. Il dévisagea discrètement l'intrus. Le mouchoir qu'il se passa sur le front indiquait une certaine obésité, la même qui devait encombrer son esprit. Le cheveu ras empestait la sueur, une puanteur de graisse froide. Le visage mal rasé, soulignant un certain « jean-foutisme » esthétique, complétait l'inélégance des traits, certainement tiraillés par la brutalité d'une vie morne, sans autres fantasmes que ceux de scènes pornographiques. Il le détestait presque à trop voir dans ces traits, sa propre misère sexuelle. Quel autre choix de s'asseoir auprès de cet homme qui l'accueillait avec un sourire ridé, une grimace falsifiée ? Il ne retira pas son blouson, tout juste prenait-il soin de caler son sac sur les jambes. C'était inconfortable. La raideur pétrifia le dos. Le malaise se crispa dans le croisement de ses doigts joints. La mâchoire se serrait comme un étau. Il feint de ne pas sentir le contact physique pourtant furtif, afin de ne pas souligner davantage son malaise. "Mesdames et Messieurs, bienvenue dans le TER n°15468. Attention au départ. La CFB vous souhaite un agréable voyage." 
"Qu'il parte ce train ! Qu'il m'éloigne de ce qu'elles m'ont laissé ! Qu'il m'arrache à ma propre folie. Qu'il m'emmène loin, aussi loin que les courbures éclatées du ressac, aussi loin que lors du fracas des embruns sur les rochers plissés. Qu'ils m'embrassent avec leurs gouttelettes suspendues dans les confins étroits de la blessure protubérante. J'aimerais être une vague, au moins pour qu'elle lèche, sans cesse, le sel de mes agonies."

mardi 21 janvier 2020

Samedi, 7h08

Samedi, 7h08
"Bon, est-ce que j'ai tout ? Il vaut mieux que je vérifie une dernière fois... Bordel, mais ça n'avance pas ! Il est quelle heure ? Ça va, il me reste encore 15 minutes avant l'embarquement. Est-ce qu'ils ont besoin de mettre autant d'éclairages ! C'est incroyable ! Après c'est nous qui allons devoir se passer de l'électricité, c'est vraiment un comble. Alors... Mon ticket de transport pour le train... C'est bon, maintenant ma C.I.B.L.E.T. (Carte d'Identité Biométrique Locale et Extérieure au Territoire), elle est où ? Dans ma pochette c'est vrai... Mon passe déclencheur pour la consigne,...".
- Oui, oui j'avance, poussez pas bon sang ! Non ! Mais non ! Je vous entends mal à cause des sirènes et des chiens... Je ne m'énerve pas ! Mais j'y suis pour rien s'ils sont aussi longs pour les contrôles !
"Punaise, elle ne va pas me lâcher la grappe celle-là, hein ! C'est quoi ça ?... Une invitation pour le dernier modèle de la Vizo Plane 4 places ? Qu'est ce que ça fait là ? Je ne vais jamais dans ce genre de truc... De toute façon je n’ai jamais aimé leur série. Et qu'est ce qu'on est serrés dans ce corridor ! C'est bientôt mon tour... Je vois les flics… Ah oui, quand même, quatre. On sait où va notre pognon".
- Bonjour Monsieur, vos papiers.
"Son nom, c'est Carlos... Tiens, ce n'est pas quelqu'un d'ici.... Ca s’entend aussi à son accent. A son teint… Une mexicaine, peut-être du Venezuela …. Les pauvres. Là-bas ils sont soufferts avec le boycott sur le pétrole".
- Bonjour, voici ma Ciblet... et mon titre de transport.
"Allez ! Respire à fond... Regarde-la avec un sourire... Il faut absolument que je passe le scan cardiaque, il faut absolument que je me calme, les émotions ce n’est pas bon, ça signifie qu'on est en stress avec potentiellement une intention de nuire et je peux finir en quarantaine, interrogatoire et tout le tralala".
- Placez-vous dans ce cercle, Monsieur.
- Comme ça ?
- Très bien. Ne bougez plus.
"Punaise !!! C'est quoi ce bruit ?? C'est une détonation ! Une bombe ! C'est une bombe !! D'où ça vient ?? Là ! Sur la gauche, derrière les grilles !! Faut pas que je reste là moi !!".
- Quoi ? Je ne comprends pas ce que vous dites ? Parlez plus fort !! Vous voulez que j'avance ?? C'est ok pour moi ?
" Ca y est, elle s’est barrée !! Ok, j'y vais ! Olala !! La panique !! Pas de scan ! Mais qu'est ce qu'ils font cela ?? Nom de Dieu !! Ils s'en prennent à la sécurité !! T'occupes pas de ça, tu as un train à prendre ! C'est pas ton problème ! Allez fonce tout droit ! Regarde devant ! Concentre-toi ! Elle est où l'entrée ? Mais qu'est ce qu'il y a comme monde ! L'entrée !!".
- Mais bougez un peu bon sang !! J'ai un train à prendre, moi !!
"Allez ! Dégage avec ta valise !! Pourquoi tu te retournes ?? Merde !! Ça canarde dur !! Merde, merde, tout le monde se ramène par ici, ça va coincer... L'entrée ! Elle est où l'entrée ??".
- Eh ! Eh !! Vous savez où est l'entrée de la gare ? Je ne vois rien avec tous ces gens !! Là sur la gauche ?? Ok, merci !!
"Faufile-toi par là. Allez bouge bordel !! Ouais ! Ouais ! C'est ça !! Tu peux râler, je m'en tape, faut pas que je loupe mon train !".
- Tu comprends ça ? Je dois prendre mon train !! Ok ?? Alors, fais pas chier !!
"Allez, reprends toi... Punaise, ça dégouline dans le bas du dos. Je vais avoir le slip trempé, déjà que j’ai envie de pisser. Maintenant les consignes, vite ! Alors, l'accueil,... Le restaurant... Ok vu ! Quel numéro déjà ?... Le "15B"... 12A... 14D..., Ah ! Voilà le "15B", le passe... Impeccable... Le colis est là, c'est bon dans le sac. Dépêche-toi maintenant. Ton billet... Ok c'est bon, alors le TER n° machin part du quai... Euh... 8, le quai 8 ! Il est là ! Il part dans combien de temps ?.... Dans 5 minutes à peine ! Allez ! C'est pas le moment de moisir ici mon garçon !! Ça à l'air de pousser dehors. Ouais, les agents sont débordés là !".
- Quoi ? Non, je regrette, je ne peux pas vous aider ! Trouvez quelqu'un d'autre pour votre bagage ! Désolé, je ne suis pas en avance, mon train va partir ! Quoi ? Attendez Madame ! Lâchez mon bras ! Je dois y aller là ! Prendre ça ? Mais c'est quoi ? Une enveloppe ? Mais pourquoi voulez-vous que je prenne cette enveloppe ? Vous faites certainement une erreur, Madame... Mais attendez !! Madame !! 
"Elle va où là ?? Et je fais quoi de son enveloppe ?? Merde !! Il manquait plus que ça ! Tant pis je la mets dans ma poche, je verrai plus tard. Voilà... Billet composté, le quai 8 est là. Voiture 5 en seconde classe. Mais c'est vraiment la foule... Et puis les gens se sont réfugiés dans le hall de gare. Tiens des drones maintenant ! Vivement que je m'installe, et j'ai envie de pisser en plus ! Cette foutue vessie !". 



lundi 20 janvier 2020

Samedi, 6h38

Samedi, 6h38
Le passage du bus dans une ornière vint interrompre la monotonie du voyage. Le chauffeur dut cependant redresser la trajectoire et dans un coup de freins inopiné, brusquant l'immobilité des silhouettes, il stoppa net. A l'arrêt "Maréchal" monta, seule, une jeune fille qui se plaça à ses côtés. Elle mit le cartable à ses pieds avant de s'asseoir. Désintéressé par cette présence, presque invisible, il ne prit pas la peine de lui adresser un mot accueillant, ce qu'elle ne manqua pas de faire.
"Bonjour Monsieur. Plus obligé de lui répondre par nécessité que par politesse, il marmonna sous son masque une réponse peu audible, 
- Vous ne faites pas le bon voyage, lui dit-elle, cette phrase eut pour effet de le sortir un peu de sa léthargie, il prit plus de temps pour scruter sa voisine. Elle n'avait pas plus de 13 ans. ses cheveux lisses et bruns couvraient les épaules. L'allure générale était harmonisée dans une pose stricte du corps, glissé dans des vêtements à l'image de ses cheveux. Le regard rectiligne, semblait échapper à la moindre distraction.
Il se hasarda tout de même : "Je vous demande pardon ?,
- Vous ne faites pas le bon voyage", répéta-t-elle sur un ton volontairement neutre. Plus pour la contredire que par interrogation, il regarda le plan affiché. "Je pense que c'est vous qui n'êtes pas dans le bon bus, prolongeant sa parole d'un bras tendu vers le plan. Impassible, il remarqua qu'elle ne clignait quasiment pas des yeux et contrairement aux jeunes de son âge, elle n'avait pas de portable entre les mains. On passa dans une nouvelle ornière, faisant grogner le conducteur, par une série d'injures.
- Je vous connais depuis longtemps vous savez. Je vous connais bien avant votre naissance. Vous avez mieux à faire que de vous compromettre. Toutes celles qui, insidieusement, ont désiré vous aveugler, ne sont pas dignes de votre amour. L'amour doit être un guide et non un fardeau". Il voulut lui répondre mais les mots restèrent noyés dans sa gorge, tant il fut pétrifié. 
- Cessez de vous tourmenter, un autre voyage vous est accordé. Ne soyez plus distrait par des beautés éphémères. On ne vous a pas oublié. La mort peut attendre. Nous comptons sur vous". On s'arrêtait de nouveau. Sans qu'il puisse réagir, la jeune fille s'éclipsait déjà à l'annonce de "Pinochet", avec la même attitude que lors de sa montée. Les portes claquèrent violemment laissant pénétrer un souffle glacial, figeant davantage son corps. "Qu'est ce que cela signifie ? Qu'à t-elle voulu faire comprendre ? Qui étaient-ils ? Et cette histoire de mort ?. 
Trop d'incertitudes venaient tout d'un coup l'assaillir et le ronger. Les mains crispées, trituraient le bonnet afin d'évacuer la tension, pendant que sa tête, inclinée entre les jambes, cherchait un asile. Avait-il fait le bon choix ? ça paraissait tellement évident il y a encore quelques minutes ! "Bon sang ! Je ne comprends pas, se dit-il, je ne peux plus faire marche arrière !". Il se ressaisit quelque peu, en s'avisant de paraître le moins agité possible. Les délations se multipliaient depuis l'instauration de la loi martiale "Vigilance faciale". A l'approche de la gare, le bus engloutissait de plus en plus d'anonymes, prêts à dénoncer un inconnu pour des gestes incertains ou une attitude suspecte. Masqué ou pas, il devait rester sur ses gardes. Avec autant de voyageurs, agglutinés dans un espace aussi spartiate, le bus favorisait la naissance d'un sentiment d'oppression. L'itinéraire s'éternisait, entrecoupé par des coups de butoirs répétés. Les ornières de la route accentuaient l'incommodité du siège. Resurgi chez lui l'inconfortable sentiment de vertiges positionnels. Ça n'allait vraiment pas. Il était temps que le bus parvienne à son terme. 
Enfin, on pouvait apercevoir les premiers parkings qui dessinaient les contours de la gare. Il se préparait à la suite car elles étaient particulièrement surveiller depuis qu' elles devenaient les points de départ et d'arrivée privilégiés de potentiels activistes, tel que "Extinction Rebellion" et sa frange la plus radicalisée. Le flux des voyageurs avait amplifié après la baisse drastique des vols d'avions et le rationnement du carburant pour les voitures. Les équipes de cynophiles de la "Surveillance active" patrouillaient constamment. Les fouilles, systématiques, se faisaient sous contrôle de drones équipés de puissants éclairages et d'un système de laser électrique, capable de foudroyer un corps à distance raisonnable. Presque soulagé, en descendant enfin du bus, il vérifia qu'il détenait son titre de transport. Se mit dans la file pour patienter jusqu'au premier barrage de flics. Ça va. Il était dans les temps. Les barrages devraient être une formalité. Il voyageait seul. Même avec un scan cardiaque, il ne risquait rien, n'étant pas connu des services de renseignements. Enfin pas sous cette identité là. 

dimanche 19 janvier 2020

Samedi, 6h32

Samedi, 6h32
Il ne fallait pas oublier d'emporter de quoi manger dans le train. Avec l'effondrement répété des colonies d'abeilles, qu'elles soient mellifères ou sauvages, les productions mondiales en fruits et légumes avaient fortement chuté. La propagande diététique "Mangez 5 fruits et légumes par jour" d'une époque qu'il avait connue, n'avait plus d'échos et n'avait jamais eu de sens de toute façon. Il devrait se contenter d'un pâté végétalisé à base de tofu et d'une boisson lyophilisée qu'il glissa dans le sac à dos. Il restait suffisamment de place pour le colis qu'il attendait dans une consigne de la gare. Voilà, il était prêt pour partir, le bus passait dans 5 minutes à proximité de l'immeuble. Enfin presque prêt. Il ne put s'empêcher de s'immobiliser un instant dans le couloir de l'entrée. Sa fille, il ne la voyait plus et n'avait laissé guère de quoi regretter ses absences et le chat qu'elle lui avait "donné", était mort l'an dernier. "Alex ne supporte pas les chats, je te confie le mien. Et bien si ! Je n'ai pas le choix ! Ecoute papa, m'emmerde pas une nouvelle fois avec tes discours sur la responsabilité et qu'il faut assumer ces actes. Je ne peux pas faire autrement, voilà. Oui, quoi ? Alex n'est qu'un con ? Allez c'est bon, je m'en vais parce que tu abuses !" Il se retrouvait devant la porte qu'elle avait claquée en partant il y a déjà 3 ans. Elle ne manquait pas de lui adresser quelques messages via cloudnews, pour les anniversaires et la nouvelle année, me demandant comment allait le chat. Il pensait que lorsqu'il lui avait annoncé sa mort, elle avait dû pleurer. Il ne s'était même pas donné la peine de penser si elle pleurerait à la sienne. 
Il prit soin avant de partir de couper l'électricité. Qu'est ce qu'il pouvait en faire comme gestes inutiles ! Surtout pour l'électricité. Il avait beau avoir été fidèle à un opérateur qui fournissait de l'"énergie verte", la régie privée d'acheminement avait imposé à la République Nationale, de rationner les watts avec des baisses de tensions régulières. De voir les ampoules à led clignotaient avait un côté assez fantaisiste, voire subliminal, surtout que les "nuits" avaient rallongé du fait des brumes de pollutions atmosphériques venues d'Afrique. Celui qui avait réussi à se faufiler pour la nuit dans le hall d'entrée migrait surement aussi du continent africain. Surpris, il se redressa prestement en le voyant arrivé. "Pardon Monsieur... Rien fait de mal... Fait froid, très froid dehors, dit-il paniqué,
- Du calme, du calme, répondis-je face à lui, écoute je m'en vais plusieurs jours, prends cette clé, l'appartement est juste là, tu vois ? Tu t'installes, il y a de quoi prendre une douche je pense et tu te reposes le temps qu'il faut. D'accord ? Tu m'as compris ? 
Hésitant, surement hagard par cette annonce, le locataire insista sur un ton plus direct, "Ecoute, je dois partir, mon bus arrive bientôt. Tu la prends cette clé ou pas ?
- Ok, merci Monsieur...
- Bien, pense à remettre l'électricité, à bientôt peut-être".
Il ne s'est pas retourné, savoir si le bus arriverait à l'heure était sa nouvelle préoccupation.
En général, au départ de la ligne les bus se présentaient aux arrêts dans les temps. Ce serait le cas pour celui qui avançait borne et qui signalait son arrivée par une longue traînée de fumée grisâtre, balafrée par le faisceau des lampadaires, rivalisant avec cette brume tout aussi toxique qu'exotique. En approchant le bus dégageait une odeur inhabituelle de poulet pané frit.
"Bonjour, un ticket s'il vous plait,
- 2 euro 20, s'échappa froidement de la cabine capitonnée, 
- Dites-moi votre bus dégage une fumée plutôt douteuse, il n'y a pas de problèmes avec le bus ?
- La fumée ? Oh ! Ce n'est rien, nous sommes obligés d'utiliser de l'huile de friture comme carburant. On m'a dit que l'approvisionnement en bioéthanol était stoppé pour l'instant à cause d'un attentat sur un site de stockage. C'est tout ce que je sais. Bonne journée Monsieur". Le chauffeur interrompit sèchement leurs échanges, pressé certainement de repartir.
Un attentat ! Pourquoi un attentat ? Pourquoi ne pas plutôt voir ça comme un acte de violence ? S'en prendre à des biens privés, surtout s’il s’agit de multinationales agro-alimentaires écocidaires, tout en faisant attention d'épargner des vies humaines, ne peut pas être assimilé à du terrorisme ! La propagande de l'Etat-Nation jouait à plein. Cet échange avec le chauffeur l'avait mis à l'aise. Il ne put s'empêcher quand il s'installa sur la banquette défoncée de vérifier autour de lui qu'on n'avait pas remarqué son émoi. Non. Pas de réactions particulières. Il y avait peu de passagers à cette heure du jour de toute façon. Les usagers faisaient du mieux qu'il pouvait pour se donner une contenance. Des visages éteints qui s'oubliaient dans des portables digitalisés qu'ils commandaient avec leurs yeux. Les émotions captées dans la rétine étaient analysées puis transmises à une base de données qui renvoyait sur le portable le type d’informations ou de publicités qui ciblaient le mieux la personne. Aux branlements du bus, il comprit que le chauffeur avait repris les commandes de l’engin.
    


vendredi 17 janvier 2020

Samedi, 5h57

Samedi, 5h57
Il prit son temps pour se préparer. Il prit son temps car il savait qu'il n'en avait plus beaucoup. La journée avait à peine débuté pourtant que le départ se bousculait déjà dans sa tête. Approximativement une heure pour rejoindre la gare, puis encore quatre heures supplémentaires dès qu'il serait monté dans le train. 3h52 plus précisément. 3h52 était le temps de trajet pour sa destination finale. 3h52, C'est quoi ? C'est plus long que la durée d'un film, plus court qu'une demi journée de travail. En 3h52 il pourrait même regarder deux films, se porter pâle et ne pas aller au travail. C'est plutôt bien au bout du compte 3h52, ça laisse encore un peu de temps pour se distraire.
Le réveil n'était pas vraiment un réveil car il n'avait pas beaucoup dormi. Durant la nuit, pour ne pas trop agité son esprit, il s'était concentré sur le sifflement constant de l'oreille gauche. Un acouphène consécutif à un profond choc émotionnel et qui avait perturbé le bon fonctionnement de l'oreille interne. Il s'en était accommodé. Presque comme une tonalité familière, un serin prisonnier de sa cage qui chanterait le même dépit aigu. La nuit avait encore sommeil à son levée. C'était quand même chaleureux de la voir envelopper son corps affaissé sur le bord du lit. A moins que ce ne soit le noir de ses tourments, rivalisant avec la nuit stridente, qui se moquaient ainsi ? Elles étaient peut-être devenues amies toutes les deux, alourdissant davantage encore la masse de graisses englouties qui ceinturait la taille. Peu importe, il s'en fichait maintenant. Le sifflement et la graisse, il ne les voyait plus comme des mauvais souvenirs. Encore moins comme des fardeaux. Qu'ils aillent au diable ! Il ne sentait plus rien à part un mal de crâne. les mains perdues dans les cheveux, en se redressant péniblement, il buta dans la bouteille de whisky qui gisait au pied du lit. Après un aller-retour rapide aux WC, il se débarrassa de l'obscurité pour se préparer un café. Un café noir si possible. Un café si serré qu'il pouvait rivaliser avec un corset le plus sadique. L'étrangler complètement, l'emmener avec lui afin de le sentir telle une dernière compagne, un dernier amour. Cette fois-ci, il ne s'était même pas donné la peine de mettre la radio, tout autant lassé par les interruptions sporadiques des programmes, à cause des grèves, que pour écouter les infos qui se répétaient. Il savait que le gouvernement allait annoncer une énième restriction de carburants dans les stations services et qu'il avait fallu mobiliser l'armée et déployer des chars dans certaines métropoles rebelles pour contenir le flot de voitures. Les trains, eux, roulaient toujours malgré quelques sabotages sur les lignes. S'ils avaient réussi à la privatiser, et automatiser l'ensemble du trafic, la Compagnie Ferroviaire Bretonne avait conservé une certaine autonomie du fait de la périphérie géographique de la Bretagne. Deux crêpes roulées dans du beurre et dans un miel devenu aussi rare que le pétrole, comblaient d'onctuosité l'âpreté du café. Ce n'était pas dans ses habitudes, mais chaque mastication allongeait le procédé de salivation, déchiquetait la robe du célèbre rouleau breton, imprégnait sa jupe d'un mixte juteux. Une flatulence vint interrompre le mécanisme de la mâchoire, une seconde signala la nécessité d'évacuer le trop plein. Il se mit à l'aise dès les premiers instants. Placé face à lui, était fixé un cadre reprenant l'assemblage d'un article paru dans le Canard Enchaîné d'un ancien Président de la République, Jacques Chirac, peu connu des nouvelles générations, car l'administration n'imprimait plus de manuels d'histoire, faute de moyens. L'article en question était intitulée "Florilège de Jacques Chirouette". Une de ses déclaration l'attardait plus particulièrement : "L'emploi n'est pas une priorité : c'est la priorité" (discours du 02/06/1995). Quelques mois plus tard : "La priorité, c'est la réduction des déficits". Si on pouvait trouver une raison pour ne pas regretter la réimpression de livres d'histoire, celle-là était toute trouvée. Il soupira profondément, et se dit que ce serait bien de mettre ses chaussettes dans la machine à laver. Il ne se précipita pas, attendant l'évacuation complète de ses besoins. L'eau de la cuvette venait avec parcimonie.
Il n'avait pas à se précipiter, il avait tout préparé méticuleusement la veille au soir. Enfin, pour le peu qu'il emportait. Tout tenait dans le sac à dos de sa fille aînée. Quelques vêtements, le recueil de poésies et la trousse de toilettes tentaient en vain de remplir ce vide. Il ne sait pas trop d'ailleurs pourquoi il le faisait. Surement pour se rassurer et contenir l'effroi qui ne devait pas le ralentir ni le dissuader d'accomplir son voyage. Il riait même de se voir râler car il ne trouvait plus le dentifrice que sa fille avait dû emporter pour passer le weekend chez sa mère, croyait-il. C'était stupide mais il avait acheté une nouvelle brosse à dents. Il se rendit compte qu'il mit plusieurs minutes à la quitter des yeux avant de la ranger dans la trousse. 
Hier déjà il errait dans les rayons du magasin de bricolage alors qu'il n'avait pas de travaux en prévision. Et pour cause, il partait. Mais Il savait qu'elle s'était postée là. Là, face aux vis. Devant une rangée de vis, sur 10 niveaux et 5 colonnes. Il s'imaginait reproduire les gestes qu'elle aurait pu exécuter. Des gestes qu'elle avait répétés plusieurs fois, hésitant certainement pour trouver les bonnes dimensions parmi toutes ces fichues vis, éparpillées dans leurs diamètres spiralés et leurs formes de têtes épouvantables. Enseveli sous les vis il n'avait pas entendu le responsable du rayon l'interrogeait : "Bonjour. Je peux vous être utile ?". Interloqué, voire même chagriné il prit soin de masquer son agacement "Non, ça va merci", répondit-il cependant dans un sourire bref et crispé, faisant juste ce qu'il fallait pour lui rendre la politesse. Décidément même là, il ne se sentait pas en paix. On ne lui foutrait pas la paix. Croire que cela changerait quelque chose n'arrangeait rien. Il n'y avait pas de répit possible. Ceux ne sont ni les vis, ni l'employé du magasin qui la ramènerait.