"Attention à la fermeture des portes. Éloignez-vous des quais". Les quais, il les voyait prendre le large avec un certain soulagement. Il aimerait aussi que ses pensées s'éloignent de ces quais. Son dernier regard en oblique plongea de nouveau vers son voisin. Après un examen discret, il s'aperçut que sous les boursouflures du visage, il avait des faux airs d'un ami de son père, André Salaün.
André était déjà à la retraite quand il le croisa la première fois. Infirmier dans la Marine nationale, André avait à son actif au service pour la patrie, d'avoir participé à un conflit colonial que l'on nommait la "guerre d'Indochine". Sa carrière terminée, il ne se retrouva pas de nouvelle activité, vivotant modestement de sa pension militaire.
Sûrement qu'avec son père, se sont-ils rencontrés dans un bar, étant aussi alcoolique et fumeur que le paternel. Devenus amis, ils aimaient se retrouver pour jouer aux dominos et s'apprécier pour leur différence. André était quelqu'un de très discret à l'image de son physique, très peu de mots sortaient de sa bouche, remplacée par un éternel sourire que les simples blagues de son comparse le faisait transformer en un large rire, étonnamment sans éclats. Seules les épaules s'agitaient. Ils s'éternisaient ensuite au comptoir et prolongeaient leurs complicités dans des tournées remplies de boissons alcoolisées qu'ils échangeaient davantage que leurs conversations avares de mots, des mots qu'ils écrasaient dans leur consommation désabusée de cigarettes, et qui s'évaporaient dans des volutes de fumées nocives. Ces cigarettes qu'André avait mis sur ses lèvres en lieu et place de mots oubliés, de mots éteints.
C'était justement ce qui le frappa le plus chez lui, ce sourire affiché jusqu'au dernier moment de sa vie. André est mort d'un cancer des poumons dans la tranche d'âge des 55-60 ans. La dernière fois qu'il le vit, c'était lors d'une visite à la clinique. André semblait soulagé d'en finir et attendait la mort avec un certain flegme, ou alors était-ce cette désinvolture qui habillait sa vie qu'il voulait afficher afin de rassurer ses proches.
Il ferma la porte sur André et sur son sourire. Il ne sait plus, il devait avoir 15 ans. Son sourire était un signe de tranquillité pour un adolescent, une fatalité qu'il avait portée sur lui toute sa vie. C'est étrange d'ailleurs, car il pensait très souvent à André, bien plus souvent qu'à ses deux amis décédés très jeunes, qu'il inhumait plus difficilement de sa mémoire, peut-être à cause du choc de ces vies achevées dans d'atroces souffrances. André jalonnait plus régulièrement ses souvenirs, peut-être aussi parce que la mort avait été plus admise. Un peu comme celle de son père, à force de vivre dans la faiblesse des excès.
André décéda quelques jours après sa visite. L'enterrement fut tout aussi discret que la vie d'André, ou d'André à lui-même. Qu'elle différence cela fait-il d'ailleurs ? Même pendant cette cérémonie ultime, il se souvenait de ce sourire et quand il revoyait encore le visage d'André, c'est à lui et à son sourire qu'il pensera quand la mort viendra, dans ses ultimes soupirs. C'est une gloire que de le savoir et non pas une fantaisie comme voudraient le croire certains esprits tourmentés car la mort viendra se draper dans un corps déjà désenchanté. A coup sur, cette fatalité avait comme unique et merveilleuse sœur la mélancolie. Il est vrai que l'on n'échappait pas à son destin, on le subissait.
Tout comme il devait subir cette proximité avec un passager encombrant qu'il espérait la plus courte possible. "Excusez-moi, vous descendez à quelle gare ?".